En 2024, nous nous lançons dans l'inconnu, pour un nouveau voyage passionnant au cœur des paysages sauvages du Canada, à la recherche des insaisissables et délicieuses morilles. Chaque printemps, les forêts s'éveillent à mesure que la neige fond. Le precieux mycelium se développe sous terre, après l'incendie de l'été précédent, avec pour nous la promesse d'une nouvelle récolte. Dans ces paysages accidentés et changeant, nous poursuivons notre tradition de cueillette durable. Des morilles de feu canadiennes, cueillies à la main, pour vous offrir les meilleures champignons, sans sable, directement de la nature à votre table. Plongez dans ce récit pour explorer avec nous les bois, les pistes forestières, les mesaventures, la folie des morilles, les doutes et les défis mais aussi les reussites de l'expédition 2024, où chaque morille raconte une histoire de dévouement et de lien avec la terre.
Le dernier récit de cueillette sur ce site remonte à déjà quelques années maintenant. Pour ceux qui apprécient ces récits d’aventure, je tiens à m’excuser pour cette longue période d'absence.
L’année 2023 fut une année blanche. En effet, très peu de feux de forêts avaient ravagé le territoire à l’été 2022, ce qui a limité les possibilités de cueillette. Les prévisions étaient donc
plutôt mauvaises. À cela s'ajoutait un début de printemps sec, ce qui n'augurait rien de bon. En attendant mon visa de travail canadien, je ne pouvais pas me libérer trop longtemps de mon emploi
à Revelstoke, où je réside. J’ai donc préféré annuler l’expédition, face à un grand nombre d’incertitudes. Et bien m'en a pris. La saison a été compliquée pour tous les cueilleurs, avec très peu
de morilles, surtout dans le nord. Les équipes ont dû se déplacer énormément, jusqu’au Yukon, pour trouver des zones peu productives. Seul un feu, à Hudson Hope dans le Nord-Est de la
Colombie-Britannique, a donné de bons résultats, mais la cueillette a rapidement été interrompue par de nouveaux incendies dans cette zone. Cette année-là a été particulièrement dévastatrice pour
le Canada en raison des feux de forêt. Les précédents records de surfaces brûlées ont été largement dépassés, avec plus d'un million d'hectares de forêt détruits en 2023 en Colombie-Britannique.
Un été terrible pour les habitants de cette province, mais qui augurait tout de même de nombreuses possibilités pour la cueillette de morilles en 2024.
La pré saison :
Ayant reçu ma carte de résident permanent canadien au début de l’hiver, je pouvais désormais plus aisément planifier ma saison de cueillette, sans devoir rester travailler à Revelstoke. J’en ai donc profité pour prendre des vacances bien méritées et rentrer en France en mai. Ce fut l’occasion de revoir ma famille et mes amis, de savourer les bons produits régionaux, et de faire découvrir la France à ma partenaire québécoise Catherine (ou Cath), qui m’accompagnera pour sa première saison de cueillette de morilles.
J’avais décidé de ne cueillir qu’une demi-saison, durant le mois de juin. C’est souvent le mois le plus prolifique, avec les morilles coniques qui sortent en nombre, avant d’être remplacées par
une vague de morilles grises et blondes en pleine explosion. Le mois de mai est généralement plus compliqué, avec des débuts de saison poussifs, nécessitant beaucoup de prospection en forêt, dans
l'attente de voir les champignons apparaître pleinement.
Cependant, comme souvent, les morilles ne suivent jamais les prévisions, et cette année, la nature m’a réservé une belle ironie. En effet, les morilles se sont révélées particulièrement précoces. Un feu, au sud de la province, a été extrêmement prolifique. Cette zone incendiée se trouve à seulement 2 heures à l’Ouest de Revelstoke, dans une région montagneuse au bord d’un très grand lac. Cette zone, à la fois très accessible (20 minutes depuis l’autoroute) et vaste (50 000 hectares), a attiré la plupart des acheteurs et cueilleurs du début de saison. Dès le 20 avril, les acheteurs avaient lancé leur saison, et les premières morilles ont été envoyées sur le marché frais. Habituellement, il faut attendre la mi-mai pour voir de gros volumes sortir des bois. Dans cette belle zone montagneuse, de nombreux cueilleurs ont démarré la récolte sur les chapeaux de roue. Les prix très élevés du début de saison, combinés à l’abondance de morilles, ont permis à beaucoup de gagner de grosses sommes d’argent en très peu de temps. La concurrence était féroce, les pentes raides, et des conflits de territoire ont éclaté entre certains cueilleurs et les nations autochtones locales. Malgré cela, ce fut un début de saison très lucratif et prolifique, que j’ai dû observer à distance, depuis la France, à travers les récits de mes amis.
Arrivé début juin en Colombie-Britannique, j’ai rapidement pris contact avec mes amis et les acheteurs sur le terrain pour évaluer les possibilités de récolte pour le mois de juin et identifier la meilleure zone. Ce choix est déterminant avant de lancer une expédition. Devait-on directement monter très au nord, où la saison commence plus tard, sur des feux très vastes ? Rester sur les petits feux du sud de la province ? Ou explorer les zones incendiées du plateau central, où se trouvaient déjà de nombreux acheteurs, bien que ces régions soient rarement très productives ?
Les nouvelles n’étaient pas très encourageantes. Comme en France, le printemps avait été particulièrement froid et humide. Les morilles peinaient à sortir en nombre dans les feux du nord, et les témoignages étaient mitigés : petits volumes, qualité médiocre, difficultés de séchage… Beaucoup de cueilleurs avaient quitté le feu d’Adams Lake pour tenter leur chance ailleurs, souvent sans succès.
Avec Max, un ami cueilleur français, et son équipe, nous décidons de réfléchir ensemble à la meilleure stratégie. Leur campement est installé dans le sud de la Colombie-Britannique, près de Kamloops, une ville relativement grande dans une région semi-aride. Ce paysage de plateaux et montagnes (souvent au-delà de 1 000 mètres d’altitude) est parsemé de lacs réputés pour leurs truites, de forêts d’épicéas et de trembles, de plantations de pins, ainsi que de vastes clairières. On y trouve également de nombreuses exploitations bovines avec des vaches en semi-liberté, pâturant sur des étendues gigantesques.
C’est au bord d’un de ces lacs que nous élaborons notre plan. Les retours d’information suggèrent qu’il fait trop froid pour monter au nord. Nous décidons donc d’explorer le feu de Ross Lake, situé à proximité, pour évaluer son potentiel. Après une journée sur le terrain, le verdict tombe : le feu semble peu prometteur. Bien sûr, nous trouvons quelques morilles, mais la zone est jonchée de coupes claires, et certains secteurs sont composés d’arbres peu favorables à la croissance des morilles. Une tentative infructueuse, en somme.
Max nous propose alors de cueillir du pollen en attendant que le nord de la Colombie-Britannique se réchauffe. Nous découvrons ainsi les rudiments de cette cueillette sauvage, qui consiste à
récolter les bourgeons de pollen de pin pour les vendre à des acheteurs, comme les morilles. Ce pollen est utilisé par l’industrie pharmaceutique pour la fabrication de compléments alimentaires
et de cosmétiques.
La Colombie-Britannique offre en effet une véritable industrie de la récolte de produits sauvages, presque toute l’année. On y récolte, selon les saisons, des pousses de fougères ou d’épicéas,
des champignons comestibles, des fleurs sauvages et des baies. Bien que relativement confidentiel, ce secteur génère des revenus saisonniers pour de nombreuses personnes, même si les volumes
financiers restent modestes.
Pendant une semaine, nous ramassons donc du pollen, ce qui nous permet de gagner un peu d’argent avant de devoir en dépenser pour rouler vers d’autres contrées. Les nuits sont glaciales, le thermomètre passant souvent sous zéro, et un matin, nous nous réveillons même sous la neige. La pluie est fréquente, et avec des températures souvent inférieures à 10 °C en journée, nos doigts s’engourdissent rapidement. Heureusement, quelques éclaircies laissent apparaître de magnifiques arcs-en-ciel, qui remontent un peu le moral.
Vient alors le moment de prendre une décision cruciale : rester ici pour continuer à cueillir du pollen et profiter d’une certaine sécurité financière, ou prendre le risque de monter au nord, sans garantie de trouver suffisamment de morilles pour rentabiliser notre expédition. Le temps presse ; le mois de juin est déjà bien entamé, et j’ai besoin de morilles séchées. De plus, partir à la chasse aux morilles reste une aventure passionnante, bien plus excitante que la récolte de pollen, qui, bien que plaisante et en pleine nature, reste répétitive.
Comme toujours, c’est une partie de poker. Nous choisissons de miser sur l’aventure, d’abandonner la sécurité relative du pollen, et de partir vers le nord, à la chasse aux précieuses morilles de feu !
Notre premier pari est relativement peu risqué. Nous décidons, devant les nombreuses incertitudes, de rejoindre un feu où de nombreuses équipes et acheteurs sont déjà présent. Nous avions reçu le « signal » quelques jours plus tôt que les morilles sortaient finalement en quantités suffisantes. Ce feu est situé dans le partie centrale de la province, près de Prince-George. Cette ville est considérée comme la dernière « grande » ville avant le grand vide sauvage que constitue l’autre moitié nord de la Colombie-Britannique. J’ai déjà cueilli des morilles dans cette région, qui me ramène des souvenirs doux-amers. C’était en 2019, à Fraser lake. Cette région brule de plus en plus souvent, avec le réchauffement climatique, les plantations de douglas et pins en ligne qui favorisent les feux de forêts, et la relative sécheresse de la région. Cette région, où l’essentiel de l’économie reposait sur l’exploitation forestière, à particulièrement souffert de la découpe industrielle du paysage. Les coupes claires sont souvent énormes, et le paysage est souvent morne, avec ses alignements de plantation de jeunes pins à perte de vue. Je redoute donc un peu de récolter des morilles dans cette zone, avec peu d’altitude et peu de forêts préservées. La région est en revanche trouée d’un gruyère de milliers de lacs, souvent pleins d’énormes truites arc-en-ciel, de truites fardées et lacustres. Un vrai paradis pour la pêche.
Nous nous rendons à Great Beaver Lake, un feu de 50 000 hectares, une taille considérable. Toutefois, nous apprendrons plus tard que la majorité des cueilleurs sont concentrés sur le tiers sud de la zone incendiée. La partie nord, plus difficile d’accès, est surtout constituée de vastes coupes à blanc, avec de jeunes arbres ou des zones encore non reboisées. Par ailleurs, l’incendie y a été particulièrement intense, probablement à cause de ces coupes, laissant de vastes étendues complètement calcinées et peu propices aux morilles.
Après une journée de route éreintante depuis Kamloops, nous décidons de dormir sur le bord de la route forestière menant au feu. Au réveil, un ballet de camions forestiers chargés de grumes file à toute allure, soulevant des nuages de poussière persistants. Après une heure de conduite supplémentaire à travers des coupes claires et des plantations de pins, nous atteignons enfin les premiers arbres brûlés. Nous décidons de consacrer la matinée à explorer différentes parties du feu pour choisir notre emplacement de campement.
Dès notre arrivée, nous croisons un duo de cueilleurs français rencontrés lors de la cueillette de pollen. Ils nous invitent à camper avec eux sur le camp de Phil, un acheteur de morilles québécois. Nous installons nos affaires sur une petite carrière de gravier au bord de la route forestière, une zone relativement plate et dégagée, mais infestée de moustiques comme souvent en cette saison. Le camp abrite une quinzaine de cueilleurs, principalement francophones, dont Camille et Tom, un couple de Français que j’ai connus lors de ma deuxième saison de cueillette. La journée est consacrée au montage du camp, à discuter avec les autres cueilleurs et à recueillir des informations sur le terrain.
En fin d’après-midi, nous partons explorer les bois pour quelques heures. Cette première recherche est difficile : nous progressons dans un véritable « mikado » d’arbres brûlés tombés au sol, alternant entre passages en rampant sous les troncs et escalades pour les franchir. Nous trouvons néanmoins nos premières morilles, en petites quantités. Cath, ravie de sa première récolte, a du mal à ne pas s’arrêter pour cueillir chaque morille. Il est pourtant plus productif en début de saison de couvrir un maximum de terrain à la recherche de zones vraiment riches. Notre première sortie ne laisse présager rien de prometteur, mais nous restons prudents dans nos conclusions.
Les échos des autres cueilleurs sont également mitigés. Les récoltes avaient bien commencé en mai, mais la météo s’est détériorée en juin. Le froid persistant et les pluies trop intenses empêchent les morilles de se développer pleinement. Bien que quelques cueilleurs expérimentés tirent encore leur épingle du jeu, les volumes restent globalement faibles.
Nous finissons par trouver des morilles en plus grande quantités, après une semaine. Nous avons concentré nos efforts sur une grande colline, assez éloignée d’une route forestière, ce qui
requiert une longue marche d’approche. C’est une forêt qui m’inspire peu, peuplée des pins de plantations relativement jeunes. La forêt est dense, peu hospitalière, et couverte de toiles
d’araignée. Il faut de plus marcher longtemps dans une pente forte. Nous finissons cependant par trouver des morilles coniques. Elles sont présente en nombre suffisant pour une belle journée de
récolte. C’est même la première fois pour Cath que nous tombons sur une « patch ». Un secteur où les morilles sont partout, et en grand nombre. Nous arrivons malheureusement un peu
tard, et les plus belles zones sont emplies de morilles trop vieilles, et pourries. Nous sommes obligés d'en laisser une majorité sur place. C’est décevant, mais c’est le lot des cueilleurs de
morilles.
Après cette première partie de saison peu encourageante, nous décidons alors de prendre des « vacances ». Nos amis Coco et Sofia, avec qui je récolte chaque année, sont installé sur un
feu à quelques heures au sud de Prince George. Nous décidons de profiter de l’aller-retour que nous étions censé faire vers Prince George pour recharger essence et provisions et pousser un peu,
et rendre visite à nos amis. Ce sera l’occasion d’explorer un autre secteur, et de comparer ces deux feux pour décider de la suite de notre saison.
Coco et Sofia sont installés sur un feu beaucoup plus petit. Quelques milliers d’hectares seulement. A une quarantaine de kilomètre de la route nationale qui part de Prince-George et se dirige vers le nord-ouest de la province. C’est une zone plus agréable. Nous traversons sur la piste en terre de nombreuses fermes, avec des prairies vertes et ondoyantes, bordées de forêts de bouleaux et d’épicéas, et parcourus de grands lacs.
La zone incendiée est assez homogène. Il y a relativement peu de relief, simplement quelques collines et une zone plus accidentée, composée de canyons et de petites vallées à l’entrée nord de la
zone brûlée. Le paysage est presque entièrement calciné, avec un sol gris cendré et des arbres réduits à des chandelles noires. Cependant, les nouvelles sont plutôt positives. Coco et Sofia se
trouvent dans un grand camp, où une vingtaine de cueilleurs sont rassemblés, ce qui est beaucoup pour un feu de cette taille. Les récoltes ne sont pas très abondantes, mais elles restent
constantes. C’est assez étrange : tout le monde semble trouver des champignons en quantité régulière, bien que limitée.
Nous sommes, en tout cas, heureux de retrouver nos amis. Nous décidons d’aller pêcher dans l’un des grands lacs de la région, en attendant une amélioration de la météo. Nous passons le week-end à explorer les environs et à évaluer le terrain, entrecoupant ces moments d’exploration de repas partagés, de rires et d’histoires racontées autour du feu.
Après quelques jours, nous décidons de tenter notre chance et de nous installer sur ce nouveau feu. Les perspectives ne sont pas nécessairement meilleures ici : les cueilleurs peinent à tirer
leur épingle du jeu. Cependant, le terrain et les récoltes semblent plus réguliers, et la perspective de rester avec nos amis est encourageante.
Ce mois de juin demeure particulièrement froid et pluvieux. Nous espérons toujours une amélioration et le retour du ciel bleu. Mais, pour l’instant, ce sont surtout le vent et des averses
régulières qui nous accueillent. Ces conditions compliquent également la recherche de morilles : le sol est boueux et glissant. Nous tombons fréquemment dans les bois, en espérant à chaque fois
ne pas nous blesser sérieusement. L’accès aux routes forestières est difficile, marqué par des ornières profondes que nous évitons de traverser avec notre SUV léger.
L’un de nos premiers paris, sur les conseils de Coco, consiste à conduire une heure de plus sur une route forestière pour explorer un feu plus vaste. Ce dernier est moins accessible, et une grande partie de sa superficie est située dans un parc provincial où la cueillette est interdite. Nous naviguons entre les différentes zones et accès pour trouver un secteur favorable et légal. Les morilles sont présentes, mais il s’agit principalement de conicas, et nous sommes un peu tard dans la saison. Beaucoup d’entre elles sont trop vieilles pour être récoltées.
En revanche, nous avons la chance d’apercevoir un élan majestueux sur la route, ainsi que des gelinottes des bois, que Lizzie, notre chien, a bien du mal à ne pas poursuivre. Un incident plus sérieux survient lorsque Lizzie tombe nez à nez avec un jeune faon, parfaitement immobile et tentant de se camoufler dans la litière forestière. Pris de panique, le faon s’enfuit à grandes enjambées, en poussant des gémissements puissants. Ce réflexe de fuite déclenche une réaction de prédateur chez Lizzie, qui oublie toutes les consignes et des mois d’entraînement pour se lancer à sa poursuite.
Me voilà obligé de courir à leur suite, criant après Lizzie, qui zigzague derrière le pauvre faon. Je finis, tant bien que mal, par rattraper les deux protagonistes, juste au moment où Lizzie pose une patte sur le jeune cervidé. Je le relâche, le laissant repartir avec une belle frayeur mais sans blessure grave, tandis que Lizzie reçoit une sévère remontrance, accompagnée de privation de friandises et d’attentions pour le reste de la journée.
Après toutes ces émotions, nous en venons à la conclusion que, malgré son potentiel, ce feu est trop éloigné et compliqué pour être un choix judicieux.
Au cours de la semaine suivante, nous concentrons nos efforts sur ce feu de petite taille. Le relief est globalement plat, offrant une visibilité dégagée sur de longues distances. Les plantations
de pins d’âge moyen ont brûlé d’un seul tenant, à très haute température. Le paysage est donc ouvert, marqué par un gris cendre omniprésent.
Les morilles sont presque partout : des morilles vertes d’une qualité exceptionnelle. Denses, noires, fraîches. C’est la particularité de cette saison : la morille verte, habituellement très
rare, est presque dominante ici. La récolte, cependant, est laborieuse. Il faut les cueillir une par une, car elles sont souvent espacées de plusieurs mètres. C’est un véritable jeu de patience :
on se baisse pour ramasser deux ou trois morilles, puis on lève la tête, on en repère quelques autres à une dizaine de mètres. On se relève, on marche, on se baisse à nouveau, et on répète ce
rituel jusqu’à remplir le panier. C’est un travail lent et peu rentable, mais au moins les morilles sont là.
Le séchage, lui aussi, est fastidieux. L’humidité ambiante complique tout : la pluie s’infiltre partout, même sous les bâches. L’air saturé double, voire triple, le temps nécessaire pour sécher
les morilles. Utiliser le poêle à bois pour accélérer le processus, alors que les morilles sont encore humides, peut avoir des conséquences désastreuses : elles libèrent leurs spores, deviennent
molles et plates, perdant ainsi une grande partie de leur qualité. Nous devons donc redoubler de patience, limitant les volumes séchés pour éviter de compromettre la récolte.
Nous vendons le surplus de morilles fraîches, mais les revenus sont modestes. Les prix, actuellement très bas, ne permettent pas de faire fortune. Sur le camp, de nombreuses équipes de cueilleurs se découragent face aux pluies incessantes et à ces marges réduites. Dans de tels moments, les efforts semblent disproportionnés : des journées de dix heures, éprouvantes et physiques, parfois dangereuses, pour des gains qui couvrent à peine les frais d’essence et de matériel.
C’est malheureusement une réalité fréquente dans le monde des morilles, qui ressemble toujours à un pari. Les cueilleurs rêvent de saisons prolifiques, où les sols forestiers se couvriraient de morilles, accompagnées de prix élevés. Mais les étoiles s’alignent rarement, et les imprévus sont nombreux.
Pour garder le sourire, entre quelques bières et de bonnes blagues, nous profitons du mauvais temps pour aller plus souvent à la pêche. Après plusieurs essais infructueux depuis le bord du lac voisin (il semblerait qu’un bateau ou un canoë soit indispensable pour accéder aux énormes truites de ce lac), nous décidons de tenter notre chance dans l’une des rivières affluentes.
L’accès n’est pas simple. Nous traversons une prairie où paissent tranquillement des vaches Angus noires. Autour de nous, plusieurs pygargues à tête blanche sèchent leurs plumes sur les piquets et les arbres environnants. Nous espérons que leur présence est de bon augure. Nous devons ensuite enjamber des clôtures barbelées, puis nous frayer un chemin à travers des saules extrêmement denses pour atteindre un petit tronçon de rivière, large de quelques mètres à peine.
Le couvert végétal au-dessus de nos têtes est si dense qu’il rend le lancer de ligne particulièrement difficile. Nous devons nous contorsionner et faire preuve de précision pour éviter d’envoyer
nos leurres dans les branches ou sur la berge opposée. Mais tous ces efforts finissent par porter leurs fruits : après seulement quelques secondes dans le courant puissant, une énorme truite
arc-en-ciel mord à l’hameçon. Après quelques sueurs froides et des sauts spectaculaires hors de l’eau, je parviens à la ramener sur la berge. Quelques minutes plus tard, une deuxième truite
rejoint la première.
Ce soir, nous dînerons d’une truite en papillote cuite au feu de bois, agrémentée d’une sauce aux morilles, aux baies de genièvre sauvages et au vin blanc.
Au cours de la semaine, nous explorons d’autres cours d’eau, remplis cette fois de nombreuses petites truites fardées, une espèce indigène et locale. Ces truites, extrêmement colorées, sont plus rares et menacées que leurs cousines arc-en-ciel. Pour les atteindre, nous devons souvent traverser de vieilles forêts denses d’épicéas, qui ont échappé aux incendies et à l’industrie forestière. Ces forêts majestueuses, bien qu’épargnées, sont infestées de moustiques, ce qui complique nos sorties. Nous faisons également en sorte de faire beaucoup de bruit pour éviter de surprendre un ours noir ou, pire encore, un grizzly.
Après une semaine régulière mais peu fructueuse, nous décidons d’explorer une zone isolée à l’extrême est du feu. Une seule route, sinueuse et en mauvais état, y mène. Il nous faut conduire hors de la zone incendiée pendant 45 minutes avant d’atteindre le bout de la piste forestière, à la lisière du feu. Là, une large rivière au courant puissant nous barre la route.
Nous devons d’abord trouver un moyen de traverser. En explorant la berge, nous découvrons un très grand peuplier tombé à travers le cours d’eau, au milieu de cette forêt riveraine. Ce tronc
servira de pont, mais il faudra traverser en équilibre sur une vingtaine de mètres. Lizzie, qui tente l’aventure, fait demi-tour et finit par tomber dans l’eau peu profonde. Après un numéro
d’équilibriste, nous réussissons à franchir la rivière, sans encombre avec Cath.
De l’autre côté, il nous faut maintenant escalader une pente raide à travers des buissons denses pendant près d’une heure pour atteindre la zone incendiée. Nous peinons à progresser sous le
couvert dense, en enjambant de nombreux arbres tombés, jusqu’à déboucher sur une forêt de vieux épicéas imposants. Ici, seul le sous-bois a brûlé, créant une zone qui semble prometteuse, malgré
les efforts nécessaires pour y accéder. Nous trouvons rapidement de belles morilles grises et blondes, mais en petites quantités. Pendant deux heures, nous explorons le relief accidenté de cette
forêt sans repérer de patchs ou de secteurs particulièrement favorables. Après discussion, nous décidons, avec Cath, de descendre dans un vallon très escarpé et encore verdoyant, où le feu a à
peine laissé sa trace.
Malgré quelques glissades, bien nous en a pris, car au pied des grands épicéas d’énormes morilles blondes, en grande quantités, sortent fièrement du sol. Cette fois-ci, c’est la bonne. Nous
passons quelques heures à les ramasser, et nous trouvons des conicas en nombre dans les zones les plus fraiches et humides, sous le couvert dense des épicéas. Mais nous sommes épuisés. Et il nous
faudra revenir en arrière, avec les morilles cette fois, à travers les fourrés épais, les mikados, les montées et les descentes de cette zone très accidentée. Et il faudra encore redescendre sans
chemin tracé, à travers les pins serrés, jusqu’à la rivière et le peuplier qui nous sert de pont. C’est probablement notre meilleur journée du point de vue des quantités. Et quelle aventure
! Pour autant, les volumes ne justifient pas vraiment les kilomètres parcourus et les risques pris.
Nous terminons notre séjour sur ce feu. Nous avons finalement trouvé un secteur intéressant, qui nécessite également de traverser une rivière sur un tronc. Cette fois, la rivière ne fait que quelques mètres de large. Ensuite, une marche d’une vingtaine de minutes à travers une forêt dense nous mène à un grand marécage tourbeux, où nous sommes obligés de nous mouiller les pieds. Ce n’est pas une mince affaire, mais cela reste beaucoup plus accessible que notre aventure précédente.
Les quantités de morilles récoltées y sont limitées, mais suffisantes pour nous satisfaire. La météo s’est également un peu améliorée, et nous avons enfin droit à des éclats de ciel bleu plus
fréquents.
Après avoir longtemps espéré une grande poussée de morilles grises et blondes, la plupart des équipes sur place ont fini par abandonner cette idée. Elles se tournent désormais vers d’autres feux, plus au nord, dans l’espoir de récoltes plus abondantes.
C’est la fin juin, et pour nous, l’heure de rentrer. Nous avons tous les deux un travail qui nous attend à Revelstoke cet été, et il est temps de retrouver la civilisation après un mois passé
dans les bois, entre attentes, espoirs, déceptions et pluies incessantes.
Les morilles, comme toujours, nous ont offert une incroyable aventure, pleine de passion et de moments privilégiés au contact de la nature, bien que rien ne se soit déroulé comme prévu. Je n’ai
pas séché autant de morilles que je l’espérais, mais la qualité, cette année, est exceptionnelle.
Pour marquer la fin de cette aventure, certains amis du camp ont organisé un grand repas de départ. Un agneau, venu d’une ferme locale, est rôti en entier au-dessus d’un grand feu de camp. Nous rions, partageons nos impressions et anecdotes, et nous souhaitons bonne chance pour la suite de l’année. Coco et Sofia poursuivent la récolte avant d’aller travailler dans les vergers pour la saison des cerises. Quant à nous, nous repartons vers le sud, des souvenirs plein la tête et Lizzie paisiblement endormie sur la banquette arrière, après un mois passé à courir librement dans les bois.